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Les ECHOS du CIREF
23 octobre 2017

RATIONALITE ET ETHIQUE DE LA POLITIQUE - PROFESSEUR JEAN-CLAUDE BAYAKISSA - UNIVERSITE MARIEN NGOUABI - BRAZZAVILLE (CONGO)

 

   Réflechir sur l'éthique en politique s 'apparente à initier une réflexion sur la moralisation de la vie politique. En effet, trop de maux aujourd'hui minent nos sociétés et le monde pour que l'on puisse se taire. Aujourd'hui nous sommes face à son auto-anéantissement par des problèmes qui se situent au-delà, pensons -nous, du seul champ du droit et au delà du pouvoir individuel ou national. L'espoir réside donc dans une action concertée qui repose sur l'accord d'une éthique commune. Qui dit  " éthique commune " dit élaboration d'un cadre commun pour une conversation de l'humanité. La conversation peut prendre la forme d'un large dialogue interculturel, d'apprentissage mutuel, d'échange des expériences mais surtout qu'il y ait de la  " bonne volonté " afin de redonner à l'homme sa dignité. C'est bien la dignité de l'homme qu'il s'agit quand les peuples des pays en voie de développement se battent pour la démocratie, c'est-à-dire pour la participation de tous à la gestion des affaires de la cité où quand des hommes en Europe meurent dans l'indifférence suite à une longue et pénible maladie due aux désordres écologiques et à la manipulation imprudente du nucléaire par des responsables politiques. Le mensonge est alors au coeur de l'action politique. Et les dégats sont souvent considérables, incalculables ! Mais faut-il pour autant moraliser la politique, tenir un discours moral et moralisant sur l'action politique ? Faut-il décrypter la politique de façon manichéenne, c'est-à-dire le lire à l'aune du bien et du mal ? la politique et le politique, pensons -nous, obéissent à une rationalité autre que celle de la loi morale ; qu'il y a une autonomie du politique. En effet, déjà V. Jankélévitch en bon scrutateur de l'essence même de la morale décelait en elle une ambiguïté. L'ambiguïté de la morale en son for intérieur résidait selon lui en ce que la loi morale nous fait certes juge d'une situation mais le même jugement peut se retourner contre nous. A savoir, juger c'est en retour être jugé. Dans le jugement on s'expose certes à prendre position, mais de quel droit ? mérite-t-on plus de crédit que celui que l'on juge ? Pour éviter l'arbitraire de tout jugement, ne faudrait -il pas mieux confronter la morale à une autre forme de rationalité qui parle non des valeurs, du bien et du mal, mais précisément des problèmes et de leur résolution, quitte à revenir et poser la question de confiance en dernier ressort ? Porter un jugement, n'est-ce-pas porter un jugement sur des faits réels ? Dès lors une révolution copernicienne s'impose, révolution méthodologique qui commence d'abord par la prise en ligne de compte des faits, des problèmes, à les désigner comme tels puis à porter un jugement sur la meilleure façon de les résoudre. Kant a procédé de la sorte dans son oeuvre critique, Nabert dans sa réflexion moralesur ce qu'il appelle  " l'injustifiable ", Ricoeur dans la primauté qu'il accorde à l'éthique sur la moralenotamment quand il dit : " Que le politique doit être défini d'abord par rapport à l'économique et au social, avant d'être confronté avec l'éthique. " . Nous suivrons nos illustres devanciers sur la primauté des faits et dans leur manière de concevoir la réflexion politique comme une réflexion sur les conditions de la raison pratique, plus précisément comme une réflexion sur l'agir humain. Car en effet pensons-nous, l'homme est le même partout ; il est confronté aux même problèmes de survie mais avec des moyens considérablement différents selon les civilisations. L' homme est le même partout. En cela nous faisons droit au principe de Lévi-strauss qui dit dans Race et Histoire que dans le temps présenttoutes les sociétés sont contemporaines :  " Nous sommes d' abord en présence de sociétés juxtaposées dans l'espace, les unes proches, les autres lointaines mais à tout prendre contemporaines " . D'ailleurs un film récent, Les dieux nous sont tombés sur la tête, ne montre t-il pas un peuple d'Afrique australe vivant pourtant en autarcie mis en contact inopinément avec la société de consommation ? le contact a été établi par la présence d'une bouteille de Coca-Cola parachutée d'un avion par un passager indélicat. Les Bushmen en ont fait des usages multiples : pilon pour écraser les céréales, rouleau à pâtisserie, peigne à cheveux, matraque aux mains d'une personne qui s'est pris pour un agent de police et qui s'est permis d'en frapper une autre, instrument de musique pour l'artiste du village, des usages multiples qui montrent qu'un même objet peut être diversement apprécié selon les civilisations. Nous n'hésiterons pas de passer d'un continent à un autre, d'une civilisation à une autre pour faire valoir l'idée que les grands problèmes de notre temps ont désormais acquis une dimension mondiale. Toujours en Afrique australe, ces jours-ci, au Sommet de la Terre, une résolution a été prise sur la préservation de l'écosystème forestier du Bassin du Congo, éco-système mis à mal par certaines compagnies opérant sur les lieux. Nous n'hésiterons donc pas de dire que les problèmes communs de l'humanité concernent l'Afrique tout comme nombre de problèmes africains concernent l'humanité. Le monde est devenu un véritable village planétaire ; la soif de justice et le souhait de vivre bien sont des valeurs universellement partagées. Nous partirons donc des problèmes qui se posent à l'humanité dans son ensemble  pour engager notre responsabilité de citoyen de ce village planétaire  et enfin établir les conditions de possibilité d'une moralisation de la vie politique. Car il faut bien situer les responsabilités.

  L' UNIVERSALITE DES QUESTIONS ET LA RESPONSABILITE ETHIQUE   

     Nulle prétention ici de faire un exposé exhaustif des problèmes de l'humanité, problèmes que l'on peut toutefois circonscrire sous les catégories de  " survie "  et de  " dignité humaine " . La survie concerne l'homme confronté à son alimentation, au vêtir et à l'habiter, en un mot à ses besoins biologiques. La peur de mourir de faim, de manquer de vêtements pour se couvrir contre les intempéries, d'abri pour se protéger a poussé l'homme à exploiter la nature. Aujourd'hui, elle se fait de façon irrationnelle. A cette peur pour sa survie s'est greffée une passion plus destructrice encore : celle de posséder plus que de raison. Passion qui se traduit par l'esprit de domination . De la domination de la nature, l'homme selon Adorno et Horkheimer, est passé de la domination de l'autre homme, à sa domestication. La question de la dignité humaine est devenue dans ce contexte une question plus qu'actuelle. Ce qui atteste de l'unité du genre humain, de son universalité, c'est d'une part le caractère global des problèmes auxquels toutes les cultures sont confrontées et, d'autre part le fait que les grands problèmes de notre temps ont désormais acquis une dimension mondiale. Si bien qu'il est permis aux Africains de se dire dans leurs réflexions que les problèmes communs de l'humanité sont des problèmes qui les concernent ; de même les problèmes de l'Afrique sont des problèmes de l'humanité entière. Ces problèmes, nous pouvons les regrouper en quatre points : 1) la relation de l'homme avec la nature  2 ) le rapport de l'homme avec le savoir  3) la relation individu/communauté  4) la question de la justice . Nous allons les aborder en montrant l'apport de l'Afrique ancestrale, une Afrique qui a bien disparu suite aux coups conjugués de l'esclavage, de la colonisation, mais aussi et surtout des guerres inter-ethniques, des génocides.

  LA RELATION DE L' HOMME AVEC LA NATURE

   La relation de l'homme avec la nature recoupe la question de l'outillage. La civilisation occidentale a tout misé sur la science et la technique comme moyen d'approche privilégié de la nature. Grâce à un développement poussé de son outillage, la technologie moderne , elle est parvenue à une maîtrise presque complète des forces de la nature. Au point où la civilisation occidentale se définit essentiellement comme une civilisation technicienne avec toutes ses conséquences tant heureuses que malheureuses. Que dire de l'Afrique d'aujourd'hui prise encore dans les rets des problémes de développement ?  En vérité, il faut revenir à l'Afrique ancestrale ! L'apport de l'Afrique ancestrale à la  " civilisation de l'universel " , pour reprendre une expression de L.S.Senghor, réside dans l'attitude de respect que l'Africain d'alors avait pour la nature. Son outillage certes rudimentaire était adapté aux limites que lui imposait la nature. Il était  " insoucieux de dompter, mais jouait avec le jeu du monde " selon les vers d'un poème d'Aimé césaire. L'Africain s'est senti alors solidaire de l'univers, comme soudé à lui dans un seul et même rythme  " Chair de la chair du monde ", le rythme cosmique traduit en fait  l'incarnation de l'homme africain à la terre, sa solidarité avec la nature. Dans un autre contexte, mais dans le même esprit. Hans Jonas a pu écrire dans le Principe - responsabilité : " Nul ne peut dire : que l'homme soit, sans dire que la nature soit " ; la nature étant un bien périssable confié à l'homme.Il en est responsable !  Le type d'outillage utilisé traduit bien la manière dont un peuple entre en contact avec la nature, s'y adapte et cherche à la dominer. Les différentes technologies ancestrales en Afrique (pêche,tissage, forge, techniques agraires) n' ont pas d'autre signification que le respect de la nature et sa bonne gestion. Aujoud'hui, l'Afrique en quête de développement  tout azimut importe sans discernement n'importe quel outillage au point de mettre en abîme son propre épanouissement. C'est dans  Tristes tropiques que Lévi-Strauss nous décrit des civilisations qui se sont détournées des outils importés faute de les intégrer à l'ensemble de leurs valeurs. C'est dire que l'homme s'en tient toujours à la substance de sa vie éthique même dans la production de ses biens matériels. L'économie, la manière propre à un peuple de se produire, relève de sa culture ; elle est un fait de civilisation. L' Occident ne peut plus être considéré comme le modèle obligé de tout développement, mais un type particulier de développement et de progrès pour une civilisation particulière. Les notions de développement et de progrès sont relatives. Aujourd'hui, être-du-progrès s'entend par référence à une définition essentiellement économique, dont le critère principal tourne autour du Produit National Brut (P.N.B). Pour les pays en voie de développement, il y aurait un seuil  " normal " de consommation à atteindre, autrement ils seraient hors-du-progrès, régressifs et primitifs. En vérité, il faut en finir avec l'idéologie du progrès avec son faux évolutionnisme. A suivre la leçon de l'ethnologie moderne, il faut au contraire affirmer la variété et la capacité de chaque culture à s'adapter aux conditions de la vie moderne, à  " bricoler " avec elles. Comme le suggère Lévi-Strauss dans Race et histoire , dans le temps présent , toutes les civilisations sont contemporaines; elles se communiquent entre elles, d'une manière ou d'une autre. Disons , le phénomène de la mondialisation en est l'illustration. Cependant , chaque peuple et chaque civilisation vit et se raconte son histoire selon son génie propre. Car les civilisations rêvent aussi ! Il faut le signaler justement , c'est cette possibilité offerte à chaque peuple de gérer son destin qui le conduit inexorablement au questionnement philosophique, entendu à s'interroger sur son avenir  mais aussi à la création des oeuvres d'art et à la mise en place des institutions politiques. L' humanité se présente donc sous l'angle de la diversité, une diversité d'expériences : " nulle part, en effet nous dit Ricoeur nous ne pouvons découvrir un ethno universel, alors qu'au premier plan nous avions pu discerner la progression d'une civilisation technique universelle ; déjà au deuxième plan, nous avions reconnu le caractère fragmentaire de l'expérience du pouvoir ; en nous enfonçant dans l'expérience éthique nous accédons à ce que l'on pourrait appeler  " l'expérience de la finitude historique " puisque l'humanité a joué son destin sur une diversité de langues, sur une diversité d'expériences morales, sur une diversité de spiritualités et de religions. L'humanité est ici irréductiblement plurale. "  

  LE RAPPORT DE L'HOMME AVEC LE SAVOIR

  C'est du rapport de l'homme avec la nature que nous allons partir pour aborder la question du rapport de l'homme avec le savoir ; car le savoir est savoir de quelque chose. La science et la technique ne sont qu'un effet de l'ontologie, une manière d'être-au-monde. Habermas pour sa part parle de la science et de la technique telles que pratiquées en Occident en termes d'idéologie. En Afrique, comme partout ailleurs, le savoir repose, il faut le dire, sur une conception de la nature. La science est science de la nature, l'homme n'y échappe pas : l'homme, considéré dans son aspect naturel. D'ailleurs l'expression  " Science de l'homme " est assez évocatrice en  elle-même ; l'homme est pris comme objet d'étude au même titre que tout autre objet de la nature. Il est vrai que les faits sociaux ne sont pas des choses, mais comme les objets de la nature ils sont soumis pour celui qui les étudie à un critère commun : l'objectivité. Il est vrai aussi que ce n'est pas  de la même objectivité qu'il s'agit : ils sont répétables et falsifiables pour les uns, uniques et singuliers pour les autres. Avouons toutefois que pendant longtemps l'étude de la nature a servi de modèle à l'étude de l'homme. Cela se fait encore aujourd'hui pour certaines sciences humaines avec des résultats probants . En Afrique, selon certains philosophes dont le Père Tempels, le savoir repose sur une conception dynamique de la nature ; la nature considérée comme un concept d'énergies. Dans ce que le Père Tempels appelle  " L'ontologie bantoue " la nature est présentée comme un champ de  " forces vitales " et tout le travail de l'homme consiste à capter cette énergie. C'est d'abord dans les cosmogonies et dans d'autres récits mythiques que le savoir de la nature est consigné en Afrique ;  Mais   " l'art , nous dit Lévi-Strauss dans ses entretiens avec G. Charbonnier, constitue au plus haut point cette prise de possession de la nature par la culture " En effet, la sculpture négro-africaine se révèle être l"une des expressions les plus intéressantes de cette conception de la nature. Elle présente des pièces, même quand elles sont de petite taille, qui sont de véritables condensés d'énergie, de  " force vitale " . L' on peut penser aux Ntadi des Yombe de la zone de Matadi en République Démocratique du Congo, aux Nkisi Nkonde (statuettes à clou) des Kongo ou encore aux masques blancs des Punu du Congo et du Gabon. Les Ntadi sont des statuettes en pierre qui représentent soit un ancêtre, soit un penseur, soit une maternité (une mère tenant sur ses genoux un enfant). Dans toutes ces représentations, ce qui est visé, la réactivation des vertus de l'ancêtre, la mélancolie du penseur, l'amour maternel. D'où ce dépouillement, ce côté abstrait, cubiste, auraient dit certains. Tout ce qui est anecdotique est mis hors circuit pour mieux communiquer cette force de vie. Rendre visible l'énergie ou la vertu caractéristique de l'ancêtre, tel est le but visé par ces pièces de petite taille, mazis à l'aspect d'emblée monumental. L'unité rythmique qui s'y dégage sur fond de tension entre la forme et le contenu, le sens de l'équilibre dont fait preuve l'artiste africain nous met, à n'en point douter, en présence d'un art spirituel. Le besoin de transcendance est l'une des caractéristiques de l'art négro-africain, un art qui nous force de regarder au-delà des signes dont il se couvre. En fait, c'est un art de rupture ! Ce qui est demandé à l'initié, celui qui a été instruit au secret du masque ou de la statuette dont il est le dépositaire, n'est pas sa simple contemplation ; mais il est invité par la danse et la transe d'y entrer pour se projeter dans un temps autre : celui de l'avenir. C'est au cours de la danse sacrée que les secrets de la nature lui seront dévoilés. Le monde des masques est une véritable école pour celui qui veut nouer avec la nature des rapports solidaires. Mais nous venons de décrire là un monde déjà révolu ! Aujourd'hui les sorties de masque sont rares, si ce n'est sur commande. La visite d'un haut dignitaire dans les contrées les plus reculées des  villages africains, la présence d'un touriste en mal de sensations peuvent encore donneraux masques l'occasion de faire un tour de piste sur la place publique. Ce sont alors des sorties vidées de toute substance éthique. A ce déficit du sacré, nous assistons  par contre  aujourd'hui à l'intensification des relations sociales sous la forme négative du clientélisme, mais aussi sous la positive de la  " social famille "pour reprendre une notion du sociologue brazzavillois Bikindou Milandou. La rupture du phylum ancestral a eu pour conséquence de briser les liens qui unissaient l'Africain à sa communauté, liens qui constituaient l'un des critères essentiels de la moralité. La société était considérée comme une forteresse  contre les puissances du mal qui veulent détruire l'homme, lui prendre sa  " force vitale  " . Le sens des rites de passage et les divers interdits se résumaient soit à la conservation, soit à la fortification de sa force. L'homme ne se sentait en sécuritéqu'en s'enfermant derrière les remparts de la société et de la famille, considérés plus comme des milieux de vie que des milieux institutionnels. Des proverbes tels que  " l'homme n'est fort qu'avec un autre homme "  (camerounais)   " l'homme est le remède de l'homme " (congolais) avaient pour but de renforcer la fraternité clanique. Pendant longtemps, la sagesse africaine a privilégié la solidarité qui lie l'homme à la nature et à l'autre homme. Mais ce lien a été rompu par l'effet conjugué de plusieurs maux tant internes qu'externes. Avec la modernité notamment l'urbanisation, de nouvelles formes de vie ont apparu dont l'individualisme. Mais l'individualisme peut s'avérer une valeur positive , tel est à notre avis, l'apport de l'Occident.

     LA RELATION INDIVIDU/COMMUNAUTE

      C'est avec Emmanuel Kant que le principe de l'humanité en tant que valeur suprême est porté à son plus haut niveau de réflexion et se cristallise autour de la notion de personne. L'homme est une personne selon Kant quand :

     1 - il est au sens d'exister, un être qui se situe dans le monde, un être qui sait affronter le danger

     2 - Qu'il est raisonnable, c'est-à-dire guidé par la simple raisonen tant qu'elle est pure

     3 - Que cet être se prenne comme une fin en soi et non comme un simple moyen, Kant dit dans la langue de sa pensée  " les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c'est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, et qui par suite limite d'autant notre libre arbitre " . Cette définition de la personne humaine qui n'est pas une machine encore moins un esclave se résume dans le premier impératif de la raison pratique qui s'énonce en ces termes :  " Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen " . C'est que pour Kant, c'est la finitude qui caractérise l'homme en tant qu'être raisonnable ; la dignité de l'homme réside en sa faiblesse. Saint Augustin a été le premier à thématiser sur les imperfections de tout homme, ses faiblesses, ses passions,. L'homme est un être faillible. Mais c'est l'acceptation de ses propres faiblesses qui le met sur la voie du salut. Rien de tel dans la société africaine traditionnelle qui a certes misé aussi sur l'homme comme valeur suprême, il suffit de méditer les proverbes, mais pour elle il s'agit de l'homme pris dans la trame du tissu collectif. Et non de l'homme en tant qu'individu singulier, je n'insisterai pas sur l'émergence de l'individualisme en Occident, émergence somme toute récente à en lire l'historique que fait K. Marx dans son introduction au Capital ou Max Weber dans l'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme. L'intérêt du texte de Kant est d'affirmer avec force le principe d'égalité  qui doit prévaloir dans les rapports humains ; considérer l'humanité en l'autre homme, sa dignité comme je la considére en moi-même ; et les deux adverbes mis en opposition, toujours et jamais indiquent la ligne de partage qu'il ne faut pas franchir. Cette ligne de partage est la loi morale en moi. L'autre homme est toujours pour moi une fin en soi, c'est-à-dire un être certes faillible mais digne de respect et jamais un esclave, un être privé de liberté. Liberté, dignité et justice, tels sont les concepts que Kant met en branle dans sa maxime qui me fait gardien et promoteur de l'humanité en l'autre homme. Comment promouvoir l'humanité en l'autre homme alors qu'il a été affirmé qu'il ny a pas d'ethos universel ? Remarquons que c'est une maxime qui commence par  " Agis  ", un appel intempestif à l'action !

    LA QUESTION DE LA JUSTICE

    Il n'y a certes pas d'éthique universelle car chaque société est héritière de ses traditions, de sa culture, mais il est possible pour l'humanité de promouvoir des valeurs communes. Ce à quoi d'ailleurs Kant nous invite par son   " Agis  " . Lors du Sommet de la Terre, l'ancien directeur général de l'Unesco, Monsieur Koïchiro Matsuura a répertorié quatre piliers pour un développement durable de la planète : l'économique, le social, l'écologique et le culturel. Dans sa communication il a fait particulièrement l'éloge de la diversité culturelle , la défense de ce qu'il appelle le  " patrimoine culturel immatériel " propre à chaque civilisation. Par patrimoine culturel  immatériel , il entend , nous le citons : " la culture traditionnelle populaire " regroupant  " le théatre d'ombres , les représentations d'épopées, les danses sacrées, les techniques traditionnelles de peinture sur laque ou de tissage , méthodes de constructiondes habitats traditionnels en sont quelques exemples " L'intéressant dans cette communication de Mr. Koïchiro Matsuura est le fait d'articuler les problèmes de la planète avec ceux propres à chaque civilisation, de montrer qu 'il n'y a pas de développement durable pour notre humanité que si les cultures nationales sont prises en compte. Kant par son  " Agis " insiste davantage sur l'universalité des questions et la responsabilité éthique. Ce qui atteste de l'unité du genre humain, de son universalité, nous l'avons déjà dit , c'est d'une part le caractère global des problèmes auxquels toutes les cultures sont confrontées et d'autre part, le fait que les grandes interrogations de notre temps ont acquis une dimension mondiale. Mais ce qui caractérise l'époque contemporaine, c'est la courte vue de ses dirigeants politiques. Or, l'acteur politique par excellence, le responsable politique est, comme le montre Platon dans la République, celui qui fait voir de près à ces concitoyens ce qu'il a délà vu de loin ; en un mot c'est un guetteur à la manière de ces  " philosophes- gardiens " (archontes, gouverneurs) dont la mission essentielle est de rétablir la justice. Or aujourd'hui très peu de décisions sont prises sur le plan mondial dans le sens de la justice dans les domaine de l'économie, du social, de l'écologie et du culturel. Le paradoxe de notre époque réside dans la contradiction entre ses grandes avancées technologiques et biologiques et la misére croissante d'une majorité de la population, quelque soit le pays. L'humanité a soif de justice face à la réthorique du discours politique. Mais comment réhabiliter la responsabilité individuelle, le sens des normes et des principes éthiques sans tomber dans l'arbitraire d'une philosophie morale moralisante ? Comment sauver la philosophie morale de l'arbitraire de ses jugements ? Quelle méthode employer, à quelle rationalité faut-il la soumettre ? 

     ETHIQUE DE LA POLITIQUE

      L' universalité des questions auxquelles l'humanité est confrontée appelle la responsabilité éthique de ses dirigeants. Telle est la conclusion à laquelle nous sommes parvenus avec Kant, car en effet il s'agit de viser à une autorité effective de la loi y compris au niveau international, l'éthique c'est une affaire de décision, d'intention, de volonté de voir autrement. Il faut des normes et des principes pour éviter la violence. Platon dans la République situe bien l'origine de la violence sociale dans le double discours des sophistes. Aujourd'hui que des promesses de la part des hommes poitiques ! Une baisse significative d'impôts n'est valable que pour un public particulier ; ceux qui n'en payaient déjà pas sont exclus de la mesure,  autrement c'est leur promettre quelque chose qu'ils ont déjà acquis. Ou encore ce responsable militaire qui dit vouloir rétablir l'ordre républicain, mais promet de sévir s'il y a des troubles. Or ce sont ses propres troupes qui fomentent les troubles. Cela signifie que son armée frappera toujours qui elle veut, quand elle veut suivant sa logique et ses intérêts. C'est que la politique à sa manière spécifique d'user du langage. Le langage politique est réthorique ; d'une part il s'adresse à tous les citoyens de façon générale, mais en fait, il est en direction d'un public particulier : celui qui le soutien. Le discours poltique est apparemment ouvert à tous, il semble rendre compte des problèmes qui intéressent la cité, le monde, mais en fait il consolide les rapports de force. Il y a un double langage qu'il faut savoir lire à travers les lignes du discours politique. En vérité, le langage politique est réthorique par essence. Car la politique joue à la fois et en même temps sur deux registes différents : le pouvoir (la violence légitime) et la volonté d'organisation raisonnable de la communauté humaine (le gouvernement). Le pouvoir est raisonnable en intentions, mais ne se prive pas d'exercer sa violence légitime car il incarne l'autorité. Il a le pouvoir de contrainte parce qu'il est l'Etat, c'est-à-dire l'incarnation de la volonté populaire. A savoir que les individus lui délèguent leur pouvoir, leur liberté et l'Etat en retour leur garantit la paix et la sécurité. Le marché est le suivant, Hobbes l'avait déjà vu : je te donne ma liberté, tu me garantis ma sécurité ! Pour Ricoeur tel est le  " paradoxe du politique  " et c'est un hiatus qui est au coeur même de l'existence politique. Le politique qui n'est pas à un paradoxe près révèle en vérité au delà même des structures de bonne gouvernance qu'il met en place ce que  H. Arendt appelle  " la fragilité des affaires humaines  " . La  " grandeur fragile " de notre humanité est de penser l'éternité, l'avenir à travers des institutions mais de ne jouir d'aucune immortalité. En effet, les différentes institutions d'un Etat témoignent de la volonté de ses dirigeants de doter la communauté d'une organisation raisonnable dans la gestion des affaires de la cité. Les institutions politiques s'inscrivent de ce fait dans le temps afin de rendre  possible l'insertion de l'individu. L'individu n'est libre que s'il est uni avec d'autres dans une communauté. La liberté raisonnable de l' individu résulte de ce point de vue de son insertion politique dans une communauté. La durée dans le temps à travers les institutions est précisément ce qui lie l'individu à l'Etat. Mais il n'y a pas que les institutions : il y a aussi les oeuvres d'arts et de façon générale la production culturelle propre à une communauté.

  TEMPORALITE ET UNIVERSALITE   

     La production culturelle propre à une communauté , nous l'avons thématisé sous l'angle de quatre rapports : le rapport de l'homme à la nature, au savoir, à la société, la question de la justice. Avec Kant nous avons vu aussi que l'universalité éthique se fondait sur l'universalité des problèmes Il était urgent pour l'humanité d'agir en réglementant la recherche de solutions durables. Mais il est apparu aussi que les différentes civilisations n'ont cessé d'une manière ou d'une autre d'entrer en contact les unes avec les autres , d'échanger. L'échange a été souvent inégal, traduisant non seulement un rapport de force, n manque de justice, mais encore des temporalités divergentes. Autant chaque civilisation par son outillage , ses institutions, ses valeurs morales vit son temps, autant l'humanité toute entière est appelée conquérir son unité. C'est Hegel  qui dans La Raison dans l'histoire parle d'une histoire une, en affirmant que l'histoire est universelle. Gageons qu'avec le choc des civilisations des transformations substantielles se feront jour au point de modifier les modes de pensée et d'agir. Au point d'en appeler à une véritable   " éthique de la responsabilité " au niveau de chaque individu citoyen de notre village planétaire. La responsabilité éthique. Le premier à le porter est l'homme politique en tant qu'il dispose du pouvoir non seulement de contrainte à l'égard de ses concitoyens mais encore du pouvoir d'insuffler une dynamique à la communauté : la volonté de  " vivre ensemble dans des institutions justes " , pour reprendre une expression de Paul Ricoeur. Sa responsabilité est égal à l'appel de sa conscience. De ce point de vue ,  " la morale a toujours le dernier mot, ...on ne peut vivre sans elle "

   LE TRAGIQUE DE L'ACTION POLITIQUE, ELOGE DE LA SAGESSE POLITIQUE

    C'est ce point que nous allons développer en guise de conclusion, une conclusion qui reprend en fait la question qui a mis en branle notre interrogation : comment sauver la philosophie morale de l'arbitraire de ses jugements ? Comment rendre objectif ce qui relève d'abord de l'appel de la conscience, la morale individuelle ? Pour V. Jankélévitch que nous venons de citer la morale a toujours le dernier mot au sens où c'est elle qui est au fondement de toute action, c'est sur elle que repose tout agir humain. L'évaluation morale est omniprésente, car elle adhère si étroitement à notre manière d'être. On ne peut la dissocier de notre manière d'être au monde, de notre rapport aux institutions, de notre manière de produire tant les biens matériels que les biens immatériels, les oeuvres d'arts. La morale prend alors le nom d'éthique parce que l'outillage, les institutions politiques, les valeurs sont comme des   " souvenirs-témoins " qu'une civilisation se pose pour se reconnaître comme telle . Se reconnaitre pour un peuple, accéder à son identité, c'est se reconnaitre à travers ses outils de travail, la science et la technique, avons nous dit après Heidegger, est un effet de l'ontologie ; il en est de même des institutions et des oeuvres de culture. L'identité tant personnelle que collective se construit  et s'édifie dans la lecture et l'interprétation que l'on fait des biens culturels qui sont de véritables souvenirs témoins de la souffrance et des joies de l'homme vivant en communauté. Et il appartient à l'homme politique de réactiver à intervalles réguliers tout ce qui fait tenir ensemble un peuple. La cohésion sociale est à ce prix  et il en est l'acteur principal. Autrement, la guerre doit être considérée comme la fin de l' éthique absolue, la défaite de la morale. La guerre, mais aussi dans une moindre mesure les autres formes de rupture du bien vivre ensemble : les conflits sociaux aigus, la marginalisation d'une partie de la population, l' insécurité.   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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E
- Réflexion (s) sur une réflexion : Docteur Yves Kounougous - Université de Brazzaville (Congo) - Université de Nice -CRHI (France) - NCBS (USA) - DISA (USA)<br /> <br /> <br /> <br /> - Le Professeur Jean-Claude Bayakissa, de tradition ricoeurienne, notre collègue et ami du Département de Philosophie de l'Université de Brazzaville (Congo) vient avec ce texte " Rationalité et éthique de la Politique " de démontrer l'universalité de la Philosophie (morale) , de la Politique, et de ses travers. Bien plus qu'une leçon sur la (loi) morale, sur le " bien vivre ensemble " , sur " l'agir humain " , sur " l'éthique " ; Ne sommes nous pas en droit de nous (lui) demander a quel point " en sommes nous " ? Africains aux destins brisés, tourmentés, traumatisés, par toutes ces problématiques dues et liés au développement, s'il est vrai " que les problèmes des hommes sont des problèmes politiques et que les problèmes politiques sont les problèmes des hommes " Ne pourrions nous pas enfin les résoudre en reprenant l'idée marxienne d'une société sans classe, sans race... Pure utopie, j'en conviens.
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